CHAPITRE XIII

 

Chroniques mytanes (extraits).

« Remarques », de Mehd Arnistemma.

 

 

Les mystes sont à l'origine d'une quantité innombrable de thèses et d'études toutes plus originales les unes que les autres. Qu'on me permette donc une petite fantaisie intellectuelle.

Considérons Mytale d'un point de vue linguistique, et même étymologique, et remontons le temps jusqu'à une terre lointaine, antique, où le « y » se prononce (justement à la grecque) « u ». Mytale se lit alors « Mutale », Mytan « Mutan » et Myste « Muste ». Mutale et Mutan se passent de commentaires. Muste, par contre, mérite un rappel hellénique : mustês, l'initié.

Ceux qui ont vu en « myste » une déformation du terrien « mystic » ne se sont donc pas tant fourvoyés puisque ce mot, malgré sa péjoration, dérive lui aussi de mustês. À ce détail près qu'entre « initié » et « illuminé » il existe un gouffre. Alors pourquoi, partis du même terme originel, ces deux substantifs sont-ils devenus pratiquement antinomiques ?

Il semblerait, je le crains, que la responsabilité en incombe à la bêtise scientiste… La définition méprisante de « mystic » apparaissant au tout début du dix-neuvième siècle terrien, soit à l'avènement de l'ère scientifique. Puis, au fil des siècles, parallèlement à l'expansion des sciences exactes, le terme se pare de dédain et devient une insulte. Aujourd'hui, le mot « myshy » fait partie de l'argot interlangue et signifie débile.

Je crois avoir là résumé le « mystère » de l'incompréhension chronique des chercheurs face à l'inconnu myste.

Ah si, un dernier détail : en mytan, débile se dit schient et débilité schience

 

*

 

— Min' est dans le village, annonça Lodh tout à coup, comme s'il se décidait à révéler un secret. Je ne sais pas où, mais cachée. Elle est très nerveuse.

Audham comprit que Lodh l'engageait à poser des questions, mais elle ne savait pas à quel propos. Elle n'avait quasiment pas dormi de la nuit et plus aucune notion de l'heure.

— Nous sommes le matin ou l'après-midi ? le stupéfia-t-elle.

— Après-midi.

— Pourquoi Ryline ou Sastiss ne sont-ils pas revenus ?

— La délégation de l'acen-ser a dû arriver, et les warshs sont probablement chatouilleux.

Il faisait maintenant très sombre (la torche achevait de se consumer), mais elle pouvait voir qu'il la regardait avec insistance pour qu'elle revînt à son propos initial. Que pouvait-elle bien lui demander qu'il répugnait à dire de lui-même ?

— Ne devrions-nous pas quitter ce trou à rats cette nuit ?

— Les sy doivent couvrir chaque mètre carré du village.

Elle avait une idée.

— Qui a fait rentrer Min' ?

— Elle seule.

Ce n'était pas cela. Et brusquement, elle comprit.

— Fyrh ! Où est Fyrh ?

— Pas très loin. Min' perçoit Tag' à quelques kilomètres au sud, et Fyrh est avec lui. (La voix de Lodh portait quelque chose comme le soulagement, mais Audham ne trouvait toujours pas la bonne question : elle était seulement sur la bonne voie.) Je crois qu'ils sont coincés par nos chasseurs.

— Et les nones ? Ceux qui étaient avec lui…

— Je ne sais pas, Fyrh et Tag' sont seuls.

Je refroidis, se dit Audham. Il s'est renfrogné.

— Que peut nous apporter Fy… (Elle s'interrompit et exulta.) C'est Tag', n'est-ce pas ? Tag' peut me couvrir.

Au soupir navré de l'ille, elle sut que le manque de sommeil embrumait ses facultés intellectuelles.

— Merde, explique-toi ! explosa-t-elle. Ce jeu stupide ne rime à rien.

— Tu as en partie raison : il nous manque un ksin ; Tag' est un ksin. Si nous ne sommes pas découverts avant la nuit, il peut rejoindre Min'. Deux ksins marchant aux côtés de deux illes… Dans ces conditions, nous nous rendrons : pas de soupçon possible sur ta mytalité et la meilleure preuve de notre bonne foi.

— Après le tour que nous leur avons joué ?

Lodh s'adonna à son haussement d'épaules préféré, celui qui signifiait sa confiance en lui.

— Je peux embobiner Diter-braine, et les mystes suivront.

Aucun doute possible : elle était passée à côté de ce qu'il voulait lui faire comprendre. Mais elle percevait clairement autre chose.

— C'est une solution désespérée, Lodh : ça passe ou ça casse. Je continue à penser que nous sommes foutus, et je recommence à croire que c'était une alternative de ta mission avec moi. J'ai sommeil.

 

*

 

Elle somnolait plus qu'elle ne dormait depuis deux heures, et la mauvaise porte s'ouvrit, du mauvais côté. Dans l'embrasure, une torche presque aveuglante devant lui, rien d'autre que ce qu'elle savait être un myste : Rib Lorpal em Sal-la Danid. Il leva la torche au-dessus de sa tête, et Audham put le voir en entier.

Il était très grand et filiforme, donnant une impression de fragilité décharnée que sa manière de se tenir, droit sans être raide, serein sans être apathique, démentait. Pour la première fois, Audham découvrait un Mytan au système pileux développé ; il portait une longue et fine barbe blanche, ou d'un blond très pâle, et une abondante chevelure hirsute du même ton, qui le montrait probablement plus vieux qu'il n'était. Son regard était aussi noir que profond, ses traits sans âge, et toute son apparence annonçaient une intelligence subtile et retorse. D'instinct, Audh sut que ce myste travaillait à une échelle bien plus importante que sa fonction ne le supposait, plus loin assurément que les illes. Elle n'eut qu'à saisir l'ironie, peut-être bienveillante, avec laquelle il jeta un œil à Lodh et la pénétration avec laquelle il fouilla ses propres yeux.

— C'est une mauvaise surprise, illes, lança-t-il dans un interlangue parfait, d'une voix rompue à l'exercice d'une indiscutable autorité. J'ai du mal à croire que Sastiss ait commis une telle imprudence.

Lodh et Audham s'étaient déjà rendu compte que le myste était seul, mais cela ne signifiait pas que le castel et le buron de Ryline ne regorgeaient pas de warshs prêts à intervenir.

— Et nous ne pensions pas qu'il était aussi bavard, ironisa Lodh avec beaucoup d'amertume.

Rib referma la porte dérobée derrière lui, s'avança dans la salle et remplaça leur torche éteinte par la sienne sur le porte-flambeau scellé au mur.

— Sastiss ne vous a pas trahis, du moins pas consciemment. (Il se retourna.) Son comportement était même irréprochable, mais j'ai eu un doute et je l'ai sondé. Vous n'auriez pas dû l'impliquer.

Audham eut un geste négligent de la main.

— Il aurait pu refuser. (Elle avait décidé de prendre le taureau par les cornes.) C'est fait, nous n'allons pas ergoter là-dessus.

Calmement, le myste s'assit sur la table, face à eux, et plus précisément à elle. Cette femme qu'il ne connaissait pas semblait lui poser un problème. Du moins manifestait-il le désir de la tester pour la comprendre aussi bien qu'il comprenait Lodh Ilodi Lodj.

— Je ne veux pas d'autre maire que Sastiss. (Il n'y avait qu'un soupçon de chaleur dans sa voix, et il allait à Sastiss, pas à ses interlocuteurs.) Vous allez réparer le tort que vous lui avez fait.

C'était inattendu mais très explicite. Lodh réagit plus promptement qu'Audham :

— Il n'y aurait de tort que si nous étions découverts ici, non ? (Il n'attendait pas de réponse.) Dans l'antichambre de la cave du Lorpal… Comment vas-tu nous aider à sortir vos petits secrets de cette ornière, Rib ?

Bien vu ! applaudit intérieurement Audham, juste avant de devoir adresser le même compliment au myste.

— En ne me mêlant pas du différend qui vous oppose à do-Avanan et sy-Norah. (Rib annonçait une position dont la sagesse ne souffrait aucune critique.) Diter vous aura trouvés avant la nuit, et je n'aurai d'autre choix que de vous enfoncer pour sauver Sal-la Danid. (Il empêcha Lodh de railler.) Il me suffira de présenter certaines de mes activités sous le jour d'une résistance à la cabale ille, San Saïvi comprendra que je taise des problèmes nés d'Island par crainte de perdre mes fonctions dans le Haut Sa-Bann.

Il y eut un long silence durant lequel, sans aucun doute, Lodh examina la possibilité d'écourter brusquement l'existence du myste. La sérénité de Rib indiquait qu'il en était conscient mais qu'il ne redoutait rien. Audham opta pour une révision des échelles de valeur.

— Incriminer Island engagerait l'acen-ser à alerter Ad-Anevraz, qui déléguerait beaucoup de warshs dans le Haut Sa-Bann, laissa-t-elle tomber. Ils n'auraient à y massacrer que vos communautés nones. (Au tressaillement de leur visiteur elle vérifia qu'elle avait fait mouche.) Si vous ne souhaitez pas vous mêler de nos problèmes, nous pouvons continuer à ignorer les vôtres. Comment, de jour, pourriez-vous nous sortir d'ici ?

Rib semblait apprécier cet échange de politesses : il n'était venu que pour cela.

— Je ne le peux pas, et je ne pense pas que vous ayez la moindre chance de quitter le village et la région sans vous faire reprendre. Mais je vais aller trouver Diter et Avanan pour vous organiser une heure de répit. Sortez par le castel, longez l'enfilade de chalets beeses jusqu'aux champs de tass et rampez pour rejoindre le chemin qui monte à la cabane dans laquelle Norah vous a trouvés, puis essayez de fuir par les montagnes à l'est. Et quoi qu'il arrive, évitez toute forme de violence.

Il en avait fini. Il quitta sa position semi-assise, leur accorda à tous deux un regard appuyé, sévère, et s'avança vers la porte.

— Nous aurions pu te tuer, lança Lodh.

— Non.

Le myste ne s'était même pas retourné. Il se volatilisa juste avant de toucher la porte.

Audham faillit s'en décrocher la mâchoire. Oh, Lodh lui avait bien expliqué ce dont était capable un myste de la trempe de Rib, et intellectuellement, elle l'avait admis, malgré quelques réserves de taille. Mais ce qu'elle venait de voir dépassait son entendement, même si, encore, elle pouvait prétendre que c'était un tour d'hypnose.

— Rib est le myste le plus doué de sa génération, commenta Lodh sur un ton mi-badin, mi-contrarié. Bon sang ! J'aimerais bien savoir ce qu'il faut faire :

— Foutre le camp ! se réveilla Audh. C'était bien notre projet initial, non ?

— Je suis sûr que c'est un piège.

— Moi aussi.

 

*

 

Vingt minutes plus tard, ils sortaient du castel par une porte qui donnait sur la partie beese du village. Puis ils slalomèrent entre les maisons le plus vite et le plus près des murs possible. Ils ne virent ni warshs, ni hiumes, ni beeses ; les rues étaient absolument vides, les maisons closes et le bourg étrangement silencieux, comme s'il avait été déserté par tous ses habitants. Rib avait tenu parole.

Du champ de tass qui dominait la vallée, ils aperçurent le camp warsh près du fleuve, à l'extrémité sud de Sal-la Danid. Il était immense, et il y régnait une activité restreinte. En son centre, une dizaine de beeses étaient en train de dresser une tente énorme, près d'un enclos où étaient enfermés une poignée d'hiumes. Sur le bord du Sa-Bann, amarrés à un quai de fortune, une cinquantaine de canoës dansaient dans le courant. C'était un calme plat qui les mit tous deux mal à l'aise.

Cachés par les hautes tiges de la plantation, ils coururent, légèrement penchés, sur le chemin qui rejoignait le chalet isolé. Ils se redressèrent quand la sente disparut derrière les premiers reliefs de la colline, et Audh prit conscience que Min' les avait rejoints. La chatte avait décidément un don pour apparaître sans se faire annoncer.

Audham trouva un nouvel avantage à sa mytalisation : débarrassée de vingt pour cent de son poids « humain », elle pouvait courir plus vite sans ressentir la moindre fatigue et sans avoir à se concentrer sur ses rythmes cardiaque et respiratoire. Elle tenait l'allure démente de Lodh sans éprouver la plus petite difficulté, si aisément même que son cerveau fonctionnait à présent à plein rendement, bien mieux que lors de la rencontre avec le myste. Et elle se demandait si elle devait avertir Lodh de ses conclusions ou, en tout cas, appréhensions.

Que ferait-il si elle lui disait que leur évasion était plus truquée qu'il ne le pensait, qu'une troupe warshe devait les attendre à la cabane et que le Lorpal n'avait fait qu'éloigner un combat éventuel de son village ? Rib pouvait compter sur l'inconscience de deux illes pour vendre chèrement leur vie – chèrement mais sûrement – et voir ainsi disparaître le seul risque pouvant mettre en cause ses activités. Elle se tut durant toute leur course, puis se décida quand ils arrivèrent en haut du vallon, la cabane toujours aussi tranquille calmement posée près de la rivière.

— Attends ! Renvoie Min'. Qu'elle retourne se planquer dans le village.

Lodh la regarda puis tourna les yeux en tous sens. Il n'y comprenait rien.

— Mais de quoi parles-tu ?

— Nous revenons à ton plan initial : se rendre et attendre Tag'. Nous n'avons déjà pas beaucoup de chances si Rib ne nous a pas piégés, et je n'ai aucune confiance en lui : la cabane est probablement pleine à craquer de sy. Je ne tiens pas à me faire tuer pour des broutilles.

— Rib n'a aucun intérêt à notre mort, la région continuerait à fourmiller de warshs. Là n'est pas le problème. (Audham essayait d'être la plus froide possible.) Que ce soit en Island, en Ad-Anevraz ou à Tann-Tori la seule personne qui ait intérêt à ce que je survive, c'est moi. Ce que croient les uns ou les autres n'a pas d'importance ; ma meilleure chance, maintenant, c'est d'affronter ce qwest, Diter-braine. Nous allons retourner à Sal-la Danid, comme si nous n'avions jamais eu besoin que d'un bol d'air, en toute innocence.

— Alors, à quoi a rimé tout ça ?

Lodh ressentait une profonde lassitude. Il ne voyait pas où Audh voulait en venir, mais il savait qu'elle ne changerait pas d'avis.

— À embarrasser tout le monde.

 

*

 

Quand ils croisèrent Norah, lancé à leurs trousses, à l'entrée du village, Audh se précipita vers lui comme si elle revoyait un ami depuis longtemps perdu. Le sy et ses soldats en furent complètement décontenancés, et ils en oublièrent de les molester. Mieux : leur traversée de Sal-la Danid ressembla plus à celle de personnalités escortées qu'à l'arrestation de suspects. Néanmoins, ils furent enfermés dans le buron qui les avait déjà si longtemps « accueillis », et douze Jaunes montèrent la garde à côté toute la nuit.

— Retour à la case départ, remarqua Audham. L'honneur est sauf.

Lodh n'avait jamais été aussi sombre mais, curieusement, il paraissait soulagé : ils avaient finalement usé de sa solution, et c'était elle qui en avait pris la décision, ce qui le déculpabilisait pour tous les avatars à venir. Du reste, il avait confiance : même s'ils ne parvenaient pas à se tirer de l'interrogatoire des représentants de l'acen-ser, ils ne seraient pas exécutés sur place. Diter les ferait conduire à Tann-Tori, ne fût-ce que pour les enfermer, et c'était exactement là que lui souhaitait se rendre. Après, ils pouvaient compter sur Fyrh.

— Ça ne va pas être facile, mais nous pouvons nous en tirer à bon compte.

En fait, Lodh ne voyait qu'un seul tout petit point hasardeux : Rib Lorpal em Sal-la Danid connaissait relativement bien Fyrh Afira Fahr, et comme il était observateur, il verrait sans doute immédiatement que le ksin d'Audh Onido Dham était Tag'. Comment analyserait-il ce phénomène ?